L’accès à l’internet rapide et à la 5G préoccupe de nombreuses communes belges. Mais, dans certaines zones rurales, c’est encore l’accès à l’électricité qui pose problème. À Braives (province de Liège), les habitants vivent au rythme des coupures de courant et se sentent parfois abandonnés par les autorités communales. Lorsque l’affaire Publifin a éclaté, certains se sont demandé : des administrateurs se seraient-ils enrichis au lieu d’investir dans la modernisation du réseau ?
C’est un trou de verdure où chante la Mehaigne. Un paysage agricole de 4 400 hectares, à quelques kilomètres de la centrale nucléaire de Tihange, dont on peut voir s’échapper les fumées depuis la chaussée Romaine bordée d’une dizaine d’éoliennes. Malgré la proximité de ces sources d’énergie, les huit villages de la commune de Braives subissent une moyenne de 15,5 coupures d’électricité par an, qui peuvent les plonger dans le froid et l’isolement pendant des heures, voire des jours entiers.
Le retour à la bougie
Les coupures de courant, toujours inattendues et sans explication, peuvent durer de quelques secondes à plusieurs heures. Pour le bourgmestre Pol Guillaume (MR – Entente communale), il n’y a rien d’alarmant : « J’ai toujours vécu à la campagne et il y a toujours eu des coupures d’électricité. Quand nous étions jeunes, nos parents conservaient des bougies dans les armoires, en cas d’orage. » Mais aujourd’hui, les bougies ne sont d’aucune utilité pour traire les vaches, rappelle un fermier d’Avennes : « Il veut que je mette le feu à l’étable ! »
Aux coupures répétées s’ajoutent des variations de tension dont les conséquences sont parfois dramatiques. Le 21 mars 2018 à Ciplet, après une coupure de courant de trois heures, Béatrice peut enfin préparer le souper d’anniversaire de sa fille, même si le grand congélateur est toujours en arrêt d’urgence et que l’intérieur du frigo reste chaud. Mais, au moment de préparer les zakouskis, tout se gâte. Plus aucun appareil de la cuisine équipée ne fonctionne (four à micro-ondes, plaques de cuisson et four traditionnel). Aucun doute, il y a un problème avec le courant. Ce soir-là, après plusieurs appels téléphoniques de Béatrice aux services de Resa, gestionnaire du réseau d’électricité de la province de Liège, un technicien de garde arrive enfin sur place. Lorsqu’il vérifie le compteur, il est saisi à la vue d’une pièce qui a fondu à l’intérieur. Le technicien : « Nous avons fait une erreur chez Resa. Quand on a relancé le courant, on a injecté du 380 volts au lieu du 220. Mais ça n’a pas duré longtemps ! » Quelques secondes d’inattention de plus et la maison de Béatrice partait en flammes. Malgré le constat, il faudra attendre plusieurs mois avant que les services de Resa reconnaissent leur responsabilité et qu’un expert d’Ethias, assureur de Resa, vienne vérifier les dommages. Béatrice : « Le jour de l’expertise, le frigo et le micro-ondes étaient dehors mais le reste des équipements de la cuisine avait été laissé dans la maison. L’expert m’a dit que si c’était encore à l’intérieur, c’est que ça fonctionnait. Selon lui, je devais tout mettre dehors. C’est la règle. Mais personne ne m’a mise au courant ! »
La grande coupure de l’hiver
Le 15 janvier 2016, des flocons légers comme des plumes d’oie s’amoncellent, couvrant le paysage de blanc. Rien d’anormal pour la saison. Pourtant, 29 communes de la province de Liège sont privées d’électricité. L’état d’urgence est décrété dans toute la province. Les pannes de courant concernent essentiellement les lignes du réseau aérien et les cabines à moyenne tension situées en zones rurales. Près de 30 000 foyers sont privés d’eau chaude, de chauffage et de tout autre équipement électrique pouvant leur fournir un peu de chaleur. Ralentis par la neige, mais surtout en sous-effectif, les techniciens de Resa peinent à intervenir. Face à l’ampleur des dégâts, le gestionnaire du réseau fait appel à des intérimaires et des sous-traitants. Mais, dans cette pagaille, personne n’est capable de dire qui fait quoi et à quel moment. Christine Planus, déléguée CGSP Resa : « Le service de renseignements de Resa n’était pas simplement débordé par les appels ; il était incapable d’informer les usagers. »
Livrés à eux-mêmes, communes et habitants s’organisent. Ainsi la commune d’Amay accueille ceux qui le souhaitent au centre sportif communal et propose des boissons et des repas chauds ; des habitants hébergent ceux qui sont privés d’électricité. Dimanche 17 janvier, soit trois jours après la coupure généralisée, 2 500 foyers répartis sur les communes de Braives, Burdinne, Faimes, Héron et Marchin étaient encore sans courant. Dans un communiqué de presse du 25 janvier 2016, intitulé « Tombe la neige… pas d’électricité ce soir », la CGSP et la FGTB de Resa concluent : « On ne peut faire aussi bien avec moins de personnel. »
Abasourdis par une situation inédite, les habitants des communes touchées se réveillent l’esprit amer. Les pertes, difficilement estimables, ne sont pas les mêmes pour tous. Certains ont perdu leur réserve de nourriture d’un an, produits de leur potager ou de l’élevage. D’autres ont dû acheter des groupes électrogènes pour se maintenir au chaud et au sec. Enfin, toutes les demandes d’indemnisation ont été refusées par Resa et sa compagnie d’assurance Ethias. Patrick Blocry, alors porte-parole du gestionnaire de réseau, déclare à la RTBF : « Nous avons envoyé environ 3 500 courriers aux personnes qui avaient fait une demande d’indemnisation. Il s’avère aujourd’hui qu’il s’agissait d’une conjonction d’éléments tout à fait exceptionnels qui, en se combinant, ont créé une situation tellement exceptionnelle que, malheureusement, ça n’ouvre pas le droit à l’indemnisation. Si les personnes veulent contester ces décisions, elles peuvent se tourner vers le médiateur ou éventuellement en justice. »
L’élément inconnu
D’après le rapport technique commandité par la société Nethys (anciennement Tecteo Services et qui chapeautait alors Resa), la « situation exceptionnelle » de 2016 serait due à un phénomène météorologique nommé « accrétion ». Le rapport en donne une brève définition : « L’accumulation de la neige sur les lignes aériennes (conducteurs et supports) peut engendrer des dégâts suite à la surcharge en poids. Il s’agit du phénomène d’accrétion. » Le rapport précise que ce phénomène est très rare en Belgique, à tel point que l’Institut royal de météorologique ne l’a jamais observé chez nous.
Pour Dominique Foulon, ingénieur civil et rédacteur du rapport, les éléments (photos, données et description de la situation) « proviennent, pour l’essentiel, de Nethys ».
Pour certains habitants, qui ont reçu ce rapport en réponse à leur demande d’indemnisation, le nom de Nethys n’évoque rien, jusqu’en décembre 2016, date de l’affaire « Publifin » (devenue Enodia) révélée dans la presse. Très vite, les liens entre Resa, Nethys et Enodia alimentent les conversations des buvettes de Braives. Y aurait-il un lien entre ce scandale politico-financier et les coupures de courant ?
La brigade de choc déplumée
En 2009, l’intercommunale Resa a en effet intégré le groupe Nethys. Alors que le dividende global de Resa est de 19,8 millions d’euros, la direction du groupe annonce un plan de restructuration rédigé par la société de conseil McKinsey : suppression de 229 postes, réduction de 40 % de la prime barémique et passage de 36 heures à 38 heures de travail, sans compensation salariale. Il s’ensuit la fermeture de plusieurs sites et de différents services, dont la « brigade de choc » intervenant dans les situations à risque. Sur l’ensemble de la province de Liège, le nombre des techniciens réseau passe de 48 à 24. Durant dix ans, syndicats et salariés de Resa tentent d’intervenir et d’informer l’opinion publique de leur situation et des risques encourus. Christine Planus, déléguée syndicale CGSP Resa : « Nous avons fait une première grève sur le site d’Ans, en septembre 2009. La grève a duré 15 jours avec la présence d’autopompes et d’huissiers afin de nous intimider. Pendant cette période et des années après, la direction refusait de dialoguer et de nous informer. On envoyait des courriers aux politiciens mais très peu répondaient ou ils nous faisaient des promesses avant les élections puis nous oubliaient. Le sujet n’intéressait pas les médias. » Afin d’expliquer l’incapacité des syndicats à faire entendre leur voix, Christine Planus évoque « le pouvoir » et « le réseau d’influence » de Stéphane Moreau, alors administrateur délégué du groupe Nethys, qui fut également bourgmestre de la commune d’Ans. Lors de la grève de 2009, Stéphane Moreau fera voter une ordonnance communale interdisant toute manifestation sur le territoire ansois, la distribution de tracts et les attroupements de militants supérieurs à trois personnes.
Lorsque l’affaire Nethys-Publifin éclate, les salariés de Resa se sentent trahis. Une employée administrative de Resa : « On nous avait promis un mieux-être en contrepartie de sacrifices mais les restrictions budgétaires n’ont servi qu’à enrichir des politiciens corrompus. » Les clients, confrontés aux pannes de réseau, n’ont également plus confiance ; certains, furieux, insultent les opérateurs de Resa. Christine Planus : « Des salariés, et surtout les opérateurs, qui sont plus souvent en contact avec le public, se faisaient régulièrement traiter de fonctionnaires trop bien payés, de voleurs et de pilleurs, etc. Des collègues perdaient toute fierté à représenter leur entreprise et n’osaient plus parler de leur métier à leur entourage. »
Dans la commune de Braives où les coupures de courant persistent, des villageois se sentent personnellement lésés. Ils accusent les dirigeants de Nethys d’avoir profité des finances de Resa : « Resa a été longtemps la vache à lait de VOO (le fournisseur d’accès internet, filiale de Nethys, NDLR), si ce n’est de certains politiciens. » L’actuelle direction de Resa admet qu’une partie des bénéfices de l’entreprise a servi à financer les marques et les filiales de Nethys, dont VOO. Cependant, Gil Simon, directeur général de Resa, précise : « Dans l’affaire Nethys-Publifin, Resa n’a fait l’objet d’aucune inculpation. » Concernant le plan de restructuration amorcé en 2009, Luc Warichet, directeur stratégie et transformation de Resa, déclare : « Le plan McKinsey fait suite à la libéralisation du marché de l’énergie imposée par la législation européenne. À cette époque, Resa était contrôlée par la Commission de régulation de l’électricité et du gaz, une autorité fédérale très sévère et dont nous devions appliquer les mesures. » Ces mesures sont strictes : puisque Resa ne pouvait plus vendre de l’énergie, elle devait anticiper ses pertes et faire des économies. Comment rétablir la communication et surtout la confiance entre la direction de Resa, son personnel et ses usagers, après dix ans de dépendance au groupe Nethys ? Consciente du traumatisme causé par l’affaire Nethys-Publifin, la direction de Resa, redevenue une intercommunale indépendante depuis le 29 mai 2019, souhaite réaliser « une nouvelle culture d’entreprise » et rétablir un service public de proximité « éthique, responsable et équitable ». Tout est fait pour effacer le passé, mais est-ce vraiment efficace ? Dans les buvettes de Braives, on n’en est pas si sûr, car le bourgmestre Pol Guillaume est également vice-président du conseil d’administration de Resa et inculpé dans l’affaire Nethys-Publifin.
Un bourgmestre au courant
Bourgmestre de Braives depuis 2004, Pol Guillaume cumula, dès 2009, plusieurs mandats dans le secteur de l’énergie chez Tecteo, Resa et Nethys. De 2014 à 2017, il a été également administrateur d’Enodia. En décembre 2019, Pol Guillaume fait partie des sept prévenus acquittés par le tribunal correctionnel pour « détournement par des personnes exerçant une fonction publique ». Alors qu’il est surnommé « le numéro deux de Resa » par des élus de la commune, certains se demandent pourquoi il n’a encore rien fait pour résoudre les coupures de courant qui persistent depuis 2014. De son côté, Pol Guillaume affirme son engagement en tant que bourgmestre de Braives et vice-président du CA de Resa : « Quand je travaille pour Resa, je ne dois pas seulement penser à ma commune mais également à toutes les autres. » Il annonce un plan d’investissement de 5 millions d’euros dans le réseau des communes de Hannut, Braives et Burdinne. Or cette somme a déjà été attribuée intégralement à la ville de Hannut, depuis 2017 jusqu’en 2024. L’investissement dans la commune de Braives n’est donc pas prioritaire mais il reste une nécessité pour ses habitants.
Août 2019, coup de théâtre. Un mois après une coupure de plus de dix heures à Ville-en-Hesbaye et à Ciplet, une « lettre d’information relative aux coupures de courant répétées » signée du bourgmestre et du directeur général de Resa, est diffusée dans toute la commune. « Une première ! », selon Christian De Cock, conseiller communal Écolo : « Cette lettre n’a pas été concertée au conseil communal. Elle nous a étonnés, car, depuis des années, on attendait des actions de la part de Pol Guillaume sans que rien ne se passe. » Cette lettre fait état des coupures de courant enregistrées depuis 2014 dont 30 pannes en 2016. En tête de liste du courrier, les premières causes de ces coupures sont « la végétation, la faune et les conditions climatiques ».
L’arbre de la discorde
« Votre commune rurale est particulièrement remarquable pour sa végétation abondante et la présence d’arbres majestueux. Si cette végétation confère un charme indéniable à votre environnement de vie, cette dernière peut perturber la bonne circulation du courant électrique », peut-on lire dans la lettre adressée aux citoyens de Braives. Or, la commune de Braives est constituée à 81,57 % de terres agricoles, 12,06 % de terrains bâtis et seulement 5,31 % d’espaces boisés. Mais pour la direction de Resa et le bourgmestre Pol Guillaume, c’est l’arbre qui dérange. Luc Warichet, directeur stratégie et transformation de Resa : « Il suffit d’un arbre, parfois d’une branche » et il n’y a plus de courant. Une situation paradoxale pour la commune de Braives dont l’emblème est celui d’un saule têtard depuis mai 2018. Pour Alain Durant, conseiller communal DéFi, l’argument des arbres est une « manipulation » dissimulant les véritables raisons : la mauvaise gestion des espaces verts par la commune ainsi que la vétusté du réseau dont la commune délaisse l’infrastructure. Resa ne nie pas un problème de vétusté du réseau, mais lance, fin août 2019, un « vaste plan d’élagage intensif » afin d’améliorer la distribution du courant à Braives. Concernant la politique d’investissements dans le réseau pour la commune, aucun budget n’est mentionné dans la lettre adressée aux habitants mais seulement des intentions : « Nous venons de lancer une procédure de marché public pour poser de nouveaux câbles sur l’entité des Avennes […]. Cet investissement sera mis en service au deuxième semestre de 2020. Un dossier est également à l’étude sur les entités de Latinne et Ville-en-Hesbaye […]. Ce dossier devrait se réaliser en 2021. »
L’obsolescence du réseau
Les besoins en électricité des ménages, en zone rurale, ne sont plus les mêmes qu’il y a dix ans ou vingt ans, remarque un technicien de Resa : « On est passé d’une télé par foyer à deux, trois ; de la cuisinière à gaz et du chauffage au mazout au tout électrique. Les vélos et les voitures : pareil ! Dernièrement, j’ai dépanné un client qui venait de s’acheter une Tesla. Nous ne sommes pas équipés pour fournir de l’énergie à volonté. À certains endroits, il faudrait tout refaire et réinvestir. » Au changement de mode de consommation d’énergie s’ajoute un accroissement de la population dans certaines communes, qui pose également problème. La commune de Braives n’est pas épargnée. Les projets de lotissements se multiplient, dont un projet de 18 lots à bâtir à Latinne.
Ce dernier projet interroge sur la nécessité de régler d’abord les coupures de courant : « On ne va pas installer de nouveaux habitants sans électricité ! », s’exclame un villageois de Latinne qui subit également des coupures d’eau répétées. Marc Foccroulle, conseiller communal PS sur la liste BAse : « Indéniablement, Pol Guillaume a manqué de prévoyance en espérant faire de la commune de Braives une commune de 12 000 habitants. Dans son objectif, il n’a absolument pas planifié un nouvel aménagement du territoire ni modernisé les infrastructures de la commune. » De 2004 à 2020, la commune a vu sa population augmenter de 5 352 à 6 382 habitants. On est donc encore loin des 12 000 habitants mais cette croissance suffit à perturber le réseau électrique. « Il est difficile pour nous de suivre la demande, témoigne le technicien de Resa. Les maisons se multiplient, mais pas l’investissement dans le réseau. On est contraint d’augmenter le nombre de câbles et de branchements sur des poteaux déjà chargés. La maintenance des cabines de tension devient plus complexe et les délais d’intervention sont plus longs. »
Sans une consommation raisonnée de l’électricité, le réseau ainsi que les infrastructures des communes devront en permanence être adaptés.
Le hic du photovoltaïque
Pour ne plus être surpris par une coupure de courant, l’installation de panneaux photovoltaïques semble, a priori, une solution pour certains villageois de la commune. Mais rien n’est simple à Braives, car l’usage de ces panneaux provoque des surtensions sur le réseau. Le technicien de Resa : « Resa n’impose aucune limite (par zone et par domicile) dans l’installation des panneaux photovoltaïques. À certains endroits, leur production est supérieure aux besoins. Le trop-plein de courant est ainsi renvoyé à la cabine de moyenne tension, mais cette dernière ne supporte qu’une charge de 253 volts. Au-delà, elle se met en surtension, provoquant l’arrêt des onduleurs chez les clients. Sans intervention, les clients ne consomment plus leur production mais celle de leur fournisseur qui est payante, bien sûr. » Cette situation concerne toute la province de Liège, et plus particulièrement les zones où le réseau et les postes électriques n’ont pas fait l’objet d’un réaménagement. Dès lors, Christian De Cock (Écolo) a fait le choix de s’équiper d’une installation électrique autonome (panneaux solaires pour l’eau chaude et photovoltaïques pour le courant avec stockage de la production d’énergie sur batteries). Son installation fournit l’énergie essentielle et raisonnable à ses besoins, mais, au-delà, Christian De Cock doit consommer sur le réseau. Y aura-t-il un jour une solution efficace qui répondra aux divers problèmes économiques, politiques et environnementaux que génère l’usage de l’électricité pour les particuliers ? En attendant une solution, sur les bords de la Mehaigne, les habitants de Braives s’habituent, malgré eux, aux petites coupures qui entravent leur quotidien.